Frères de la lune sang...

(nouvelle d'introduction à un scénario)

 

Le premier récit de Jehan

"Je sentais sous mes pattes la fraîcheur de l'herbe mouillée. Malgré mon épaisse fourrure le froid hivernal commençait à m'engourdir peu à peu. L'inaction me pesant, je commençai un long déplacement à l'orée du bois. Il me fallait éviter les sentinelles qui veillaient auprès du camp de toile établi par les capitaines du Duc de Berry. Ce fut chose facile : il suffit de me faufiler derrière les buissons d'épineux que les hommes harassés n'avaient pris la peine de couper. Près du feu, deux hommes dormaient debout cependant qu'un troisième attisait les braises du bout de son épée. Le danger éloigné, je me mis à trotter pour m'éloigner des soldats. Les tours du château de Ventadour m'apparurent, illuminées par les premiers rayons du soleil levant. Je me mis en arrêt pour humer l'air ambiant et pour écouter les bruits nombreux mais indistincts qui parvenaient de la forteresse. Par prudence je me glissai sous les branches basses d'un épais buisson de genévrier. Un grincement régulier attira mon attention : le pont levis du château s'ouvrait lentement.

A peine fut-il posé sur le rebord du fossé qu'une troupe de cavaliers s'engouffra sous la porte et fila vers la campagne. Le premier, le plus grand, le plus noble d'entre-eux était mon frère Geoffroy, facilement reconnaissable grâce à son casque sombre. Mon frère Geoffroy que la populace apeurée de la province avait surnommé "Tête Noire" préférant ce nom à celui de "loup sanguinaire" que lui donnaient à voix basse certains de ses anciens adversaires. Prenant garde de ne pas me faire repérer, je suivis la troupe dans son raid matinal. Bien qu'il dispose de réserves lui permettant de tenir encore des mois et des mois, Geoffroy prenait un malin plaisir à narguer ceux qui assiégeaient son château depuis près d'un an. Près d'une fois par semaine, le même scénario recommençait : une troupe d'une vingtaine de cavaliers armés suivait le capitaine, fonçait sur l'un des postes de gardes à l'endroit où on l'attendait le moins, se livrait à une quelconque provocation, puis filait à travers la forêt s'attaquer à un village ou à une ferme isolée des environs.

Ce jour là les choses se déroulèrent un peu différemment : les assiégeants se relevèrent plus rapidement de leur apathie coutumière et une bande de cavaliers se lança à la poursuite des pillards. Les hommes s'égaillèrent dans le sous-bois et Geoffroy qui connaissait à merveille les moindres détours des chemins, se retrouva bientôt seul non loin de la clairière du Moulin de Vars. Il baissa l'allure de façon à permettre à sa monture de se reposer. Je m'approchai de lui sans toutefois prendre de risque. Je savais comment l'homme réagirait en m'apercevant : j'avais été traqué bien trop souvent pour ne pas avoir appris la prudence. Arrivé près du moulin, il mit pied à terre et marcha à côté de son cheval. A ce moment, une demi-douzaine de cavaliers déboucha par le chemin derrière la grande bâtisse. Deux mirent pied à terre et bandèrent de longs arcs gallois, cependant que les autres chargeaient le routier. Geoffroy se remit en selle et fit tourner bride à sa monture. A grands coups d'éperon il tenta de réveiller l'ardeur de son cheval épuisé et de gagner le couvert des grands bois. Il se dirigeait droit vers le buisson où j'étais dissimulé. Son plan sembla fonctionner jusqu'à la dernière minute car il avait quelque avance sur ses poursuivants. Les premières flèches se plantèrent sur les traces de son cheval. D'autres cavaliers apparurent dans la clairière et je m'enfuis à mon tour dans les broussailles. Soudain, j'entendis un hennissement à quelques mètres de moi : la monture de Geoffroy s'abattit et précipita son cavalier contre un arbre. L'homme fut à moitié assommé et commença à se relever péniblement au moment où le premier de ses poursuivants arrivait sur lui. J'assistai alors à un phénomène que je connaissais fort bien : la créature au sol changea peu à peu de forme, et ce fut un loup qui se dégagea de la cotte de mailles et esquiva le coup d'épée destiné à l'achever.

Un sentiment étrange s'empara de moi, mélange de joie et d'épouvante. Je jaillis hors de mon abri et je profitai de l'ébahissement de mon adversaire pour le mordre sauvagement à la jambe et le désarçonner lui aussi. Puis sans me soucier de ce qui pouvait survenir je me lançai en courant sur les traces du loup : je me devais de porter assistance à celui qui était avant tout... mon frère jumeau.

 

Le récit de Jean Bonne-Lance

Nous le tenions. Encore quelques minutes et la récompense promise serait pour nous. Guillaume, le meilleur de nos cavaliers, était sur ses talons. Il était clair que la monture du bandit était épuisée. J'entendis un cri de victoire : "touché !", suivi d'un hurlement affreux. Le cheval noir de Guillaume se dressa comme s'il était affolé par la vue d'un animal sauvage. Son cavalier était au sol hurlant de rage et de douleur : "au loup, c'est un loup, c'est un sorcier !". Ne comprenant ce qui se passait, je mis pied à terre, l'épée à la main et m'approchai du blessé. Au pied de l'arbre une épée et quelques vêtements gisaient en tas. Je reconnus l'écusson de Geoffroy Tête-Noire ainsi que son casque, mais il n'y avait pas de corps... Comment l'homme avait-il fait pour disparaître, et surtout pour se défaire aussi rapidement de ses affaires... ? Mille questions se posaient à la fois. Laissant l'un de mes soldats s'occuper de Guillaume, je repris la tête du peloton et avançai dans le sous-bois. Il me restait un espoir : celui de voir le fuyard pris en tenaille entre mes hommes et ceux du camp d'Obuis. Le piège avait fonctionné jusqu'à présent; il n'y avait pas de raison pour que les mâchoires de la tenaille ne se referment pas.

Soudain j'entendis à nouveau des cris et un bruit de bataille sur mes arrières. Je retournai vers le moulin le plus rapidement possible. Il était trop tard : Guillaume et son compagnon gisaient au milieu de la clairière. Une forte troupe de bandits occupait les lieux; nous dûmes nous abriter de leurs flêches dans le moulin.

 

Le second récit de Jehan

J'entendais le bruit que faisaient nos poursuivants. Je n'arrivais pas à communiquer avec mon compagnon, dont l'esprit me paraissait comme noyé dans une sorte de brume. Il fallait que je protège mon frère et il ne servait à rien que je le suive. L'heure viendrait . Pour l'instant il fallait égarer ses poursuivants. Je fis donc un grand cercle dans la forêt pour revenir vers la clairière. Je pris tant de précautions qu'il me fallut près d'une heure pour m'approcher de l'arbre où Geoffroy s'était transformé. Les hommes qui criaient dans la clairière n'étaient plus ceux de tout à l'heure : c'était les compagnons de Geoffroy. Une idée étrange me traversa alors la tête, une idée qui devait être lourde de conséquences pour moi et pour mes compagnons. Je repris mon apparence humaine, et empruntai l'équipement de Geoffroy. L'épée était bien lourde à ma main habituée au luth, et je ne savais la manier. Je l'accrochai donc à mon ceinturon. Le casque me faisait pencher la tête et gênait mes mouvements. Ainsi accoutré, je m'avançai dans la clairière au milieu de mes hommes. De grands vivats éclatèrent et je reçus force témoignage de bienvenue sous la forme de grandes claques dans le dos. Un soldat s'approcha tenant mon cheval par la bride et je montai assez maladroitement en selle. Un homme cria : "à l'abri, vite ! Ils tentent une sortie". Une volée de flêches et de carreaux d'arbalète s'abattit tout autour de nous, et mes hommes se jetèrent à plat ventre, ou coururent se mettre à l'abri. Je ne savais que faire sur le dos de ce cheval qui ne me reconnaissait pas et ne m'obéissait pas. La bête paniqua et fila droit sur le moulin tenu par nos assaillants. Je ressentis une violente douleur à la tête un voile noir passa devant mes yeux et je m'effondrai.

 

Le récit de dame Mathilde

Peut-être verrons-nous bientôt la fin de nos peines. Les hommes sont revenus au château rapportant le corps de leur capitaine sur une civière. Ils m'ont demandé de le soigner mais je dois dire que même si j'en avais eu envie je n'aurais pu faire grand chose. Je ne comprends pas qu'il ait pu survivre jusque là. Le carreau d'arbalète a traversé le casque et entaillé profondément sa tempe. Je n'ai pas eu le courage de le dire à ses compagnons mais la brute se meurt : il ne lui reste que quelques heures à vivre. Il a repris conscience quelques minutes, puis s'est à nouveau évanoui lorsque j'ai réussi à ôter son casque. J'ai appliqué quelques onguents sur l'horrible balafre. Est-ce bien la peine d'adoucir la fin d'un homme qui en a fait mourir tant d'autres dans d'atroces souffrances ?...

Isabeau, la douce pucelle qu'il a fait enlever au bourg de Jemastre, s'est tenue près de son lit pendant toute la nuit. Contrairement à ce que je pensais l'homme n'est pas mort. Dieu a décidé de prolonger son agonie et ses souffrances. Ce n'est que justice...

Des faits étranges se produisent en ce lieu. Lorsque le blessé s'est réveillé au bout d'une journée, il a aperçu la silhouette de la jeune fille et a prononcé ces mots étranges :

"Que ma Dame ne s'émerveille
Si je lui demande son amour et un baiser,
Contre la folie dont je parle
Ce sera gente merveille
Si elle m'accole et me baise..."

Je ne reconnais pas notre seigneur. Jamais en sa bouche je n'ai entendu de poésie. Je ne le croyais capable que de ripailles et de paillardises. Il se peut bien que sa blessure lui ait fait perdre raison...

Isabeau ne quitte plus le chevet du blessé. Je ne savais pas qu'elle lui témoignait une telle affection. Elle lui chuchote de tendres paroles à l'oreille et dépose de tendres baisers sur son visage. Si elle ne le laisse pas mieux se reposer c'est elle qui va l'achever par ses étreintes. Quelle idée de s'amouracher d'une brute pareille !

(scénario à paraître)

Paul Chion, Décembre 98

 

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